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CHAMANISME MODERNE

Néochamanisme en Suisse


Les nouveaux chamans du XXIème siècle

Jean-Patrick Costa


Néochamanisme, le mot fait peur, si bien que personne ne s’en réclame. Il fait tout de suite penser au Nouvel-Age, cette fameuse espérance fantasmée d’un monde spirituel meilleur, annoncé par les étoiles, qui arriverait comme par miracle pour sauver l’espèce humaine en grand danger. Inventé par certains observateurs extérieurs à ce mouvement, il semble être imposé à des personnes qui voudraient qu’on les appelle tout simplement chamans…

Du point de vue anthropologique, la résurgence de pratiques chamaniques dans une société comme la nôtre où le chamanisme a disparu depuis des siècles justifie une différenciation par rapport au chamanisme séculaire porté par les peuples autochtones1. Ainsi, un néochaman est en général une femme ou un homme, né ou ayant vécu dans la modernité, pratiquant des rituels inspirés par les chamans autochtones, le plus souvent mélangés à d’autres formes spirituelles ou thérapeutiques. Cette approche syncrétique s’explique alors par le fait que le chamanisme ancien doit être adapté pour convenir à l’homme moderne ou urbain, déjà très détaché de la nature et par ailleurs largement égocentrique.
Pourtant, le mot « néochamanisme » n’a rien de barbare a priori. Du point de vue étymologique, il tente d’associer la modernité (néo) à une pratique fort ancienne dont on pense qu’elle fût la toute première religion de l’humanité (chamanisme). C’est un peu comme si modernité et tradition cherchaient à se marier, sans pour autant que l’un gagne sur l’autre ou appeler à un retour en arrière, si décrié par les progressistes.

La tradition, un présent façonné par le souvenir du passé

Pour sortir de cette mésentente, un petit détour sur ce qu’est exactement la tradition peut nous être utile. En effet, l’homme moderne déraciné de son histoire et de ses origines a tendance à idéaliser les peuples premiers, détenteurs immuables des secrets du passé. Il imagine volontiers les Indiens en « bons sauvages », sagement figés dans une tradition plus que millénaire, refusant avec certitude la modernité décadente dans laquelle « les petits frères » seraient tombés par inadvertance… C’est oublier par exemple que la si belle culture des Indiens Sioux avec ses tipis itinérants et ses hordes de chevaux sauvages, était une toute jeune société de moins de deux siècles fuyant l’Est Canadien colonisé, lorsqu’elle fût rattrapée par les pionniers du far-west ! Ou que les nobles Indiens Kogis de Colombie ne sont que les descendants de la civilisation Taïrona, foulant de leurs pieds des plates-formes ouvragées dont ils ont oublié en partie le sens…
Ainsi la tradition, elle aussi, s’oublie, se transforme au fil des générations pour donner ce qu’elle est aujourd’hui : à savoir, une sorte de choix ou tri sélectif du passé en fonction des critères du présent2. Elle est donc en perpétuel remaniement et correspond plus à une identité affirmée, un héritage exclusif servant à s’auto différencier de l’Autre, envahissant, dominateur ou raciste. L’exemple des Indiens d’Amérique latine est frappant à cet égard : il est fréquent de rencontrer dans les mégalopoles, un autochtone occidentalisé déclarer haut et fort : « Nous autres, les Indiens… », alors qu’il ne parle même plus en famille sa langue vernaculaire.
Si la tradition n’est que la mémoire vivante de ce qui n’est plus, un chemin du présent vers le passé tel qu’il peut encore être vu, il ne doit pas nous faire oublier que les sociétés dites traditionnelles (premières) ont quand même gardé une façon de fonctionner que la société moderne ne pratique plus : elles continuent de construire de manière active et maîtrisé un « être aujourd’hui » toujours en lien avec le passé. Et c’est donc au moment où cette maîtrise culturelle entre passé et présent s’effondre qu’elle perd son caractère traditionnel pour basculer dans l’acculturation.
De même, la notion d’authenticité (chamanisme authentique) est à remettre en question, puisqu’elle fait allusion à la tradition, à ce qui est très ancien. En fait, le terme « authentique » peut aussi nous égarer en privilégiant la forme plutôt que le fond : toute activité ou rencontre, a fortiori chamanique, n’est-elle pas a priori sincère, tant qu’elle n’est pas dévoyée par l’argent ?
Tout cela explique pourquoi un Indien Huichol réalise aujourd’hui, bien volontiers, son pèlerinage annuel dans le désert sacré de Wirikuta en 4x4, si possible climatisé, alors qu’un Occidental poussé par la même envie pressante de se ressourcer, le fera… à pied, en ayant payé un Indien qui se demande encore pourquoi faire tant d’efforts, devenus inutiles de nos jours… Peut-être, est-ce là que chamans et néochamans finissent par se différencier !

Les nouveaux chamans autochtones

Ni mal, ni bien, simple réalité de notre époque, les sociétés autochtones sont presque toutes aux portes de la modernité. Elles ont été rejointes géographiquement par la machette, la casserole, le T-shirt, puis les routes, l’électricité, la télévision, le Coca Cola… et les ont acceptés… Leur défi, pour continuer à exister, est de parvenir à intégrer la modernité sans perdre la tradition, cette capacité à « être en lien avec son passé » dont on débattait précédemment. C’est ce que les Indiens appellent aujourd’hui « le développement avec identité » (ou en conscience de son identité).
Dans ce processus difficile, le chamanisme traditionnel se présente alors comme une ressource primordiale, car il est d’une certaine manière le gardien des mythes fondateurs et donc d’une grande partie de la spécificité culturelle. Plus que les garder, le chaman les incarne et leur donne vie, une vie pratique qui certes détermine l’identité de tout un peuple, mais surtout les rend utiles au quotidien. Si le chaman se retranche vers le passé dans une attitude conservatrice, il devient un fardeau allant à l’encontre du changement voulu par le reste de la population et court le risque, par là-même, d’être marginalisé et de disparaître à terme. Par contre, si le chaman intègre lui-aussi la modernité, il peut alors continuer à être un acteur du changement en faisant évoluer les mythes et ses pratiques. C’est aujourd’hui, on l’aura compris, le choix fait par la plupart des chamans autochtones. Comme leur peuple, ils sont amenés concrètement à effectuer la même gymnastique entre Néo et Chamanisme...

Voici différents exemples qui illustrent la réalité de ces changements en Amazonie, certains au stade des prémisses, d’autres plus avancés :

A… est un chaman shiwiar en pleine forêt. Dans le quotidien, la vie n’a pas encore beaucoup changé, on constate juste que certains jeunes Indiens partent à la ville pour travailler et que peu en reviennent… Sa fonction principale, comme le veut la tradition shiwiar, est celle d’un guérisseur (et non d’un leader spirituel). Comme son grand-père, il vit à l’écart des villages et ses patients doivent faire plusieurs heures de marche pour lui rendre visite. Et comme son grand-père, sa plus grande crainte est d’être accusé de sorcellerie par ses voisins Achuar. C’est pourquoi, il se fait discret et a marié une de ses filles avec un Achuar… Très rarement, il va voir un autre chaman, de préférence d’une autre ethnie, pour apprendre d’autres techniques de soin, surtout pour les maladies qu’il n’arrive pas à soigner. Il a ainsi appris à soigner avec l’œuf, une technique andine descendue en Amazonie, de chaman en chaman… traditionnel. Encore plus rarement, des Occidentaux s’intéressant au chamanisme viennent le voir. Pour lui, s’intéresser au chamanisme n’est pas une chose intelligible : soit on est chaman (ou on veut le devenir), soit on ne l’est pas ! Sa réaction est donc d’étudier ces gens étranges qui viennent le voir et s’il détecte des capacités chez certains, il leur demande tout de go, de soigner à sa place ses patients3. Cela lui fera du travail en moins !

B… est un chaman shuar, grand guérisseur reconnu par son peuple et débordé de travail, qui vit dans une bourgade autochtone. Quelques voyages à l’étranger l’ont rendu célèbre, au point qu’il reçoit chez lui une ou deux fois par an des patients occidentaux. Du coup, il s’est attiré la jalousie de certains Indiens. Mais son cap reste ferme, il a créé un Conseil des Chamans Shuar dans le but de légaliser sa profession, processus encouragé par le Ministère de la Santé équatorien ! Ses détracteurs, médecins ou dirigeants autochtones, lui refusent le titre de chaman traditionnel. Pour eux, avoir un cabinet de consultation ou unir les chamans de son peuple n’a rien de traditionnel. En fait ce qui les gène, c’est le rôle social identitaire que sont en train de s’approprier ces chamans-guérisseurs d’un nouveau genre. Ils sont devenus des leaders indigénistes, veulent par exemple créer une charte éthique et une école de chamanisme pour lutter contre le charlatanisme et la magie noire (importée) qui font leur apparition chez les jeunes en terre indienne. B. a encore un long chemin à parcourir au sein de son peuple, il lit beaucoup, milite contre la biopiraterie, s’intéresse à la réflexologie, à la transformation galénique des plantes médicinales et n’exclue pas de lancer FarmaShuar, un laboratoire pharmaceutique autochtone !

C… est un chaman quechua déjà âgé qui parcourt les villes équatoriennes pour satisfaire la demande de soins traditionnels en pleine croissance. Ancien président de l’Association des Chamans du Napo, il s’est finalement orienté vers une carrière de guérisseur ambulant mieux rémunératrice. Il utilise des techniques chamaniques variées de plus de six ethnies différentes et comme il soigne beaucoup des colons métis, il a pris l’habitude de toujours commencer ses soins par une prière chrétienne… Son fleuron, sa dernière arme thérapeutique, c’est… le Tarot de Marseille qu’il a appris un jour dans une grande ville et adapté. Ailleurs, d’autres chamans en Colombie ou au Pérou, inspirés par une visite à l’hôpital, réalisent des opérations chirurgicales virtuelles, sans jamais avoir entendu parler des guérisseurs philippins à mains nus… Et on a même vu apparaître, il y a quelques années, le chamanisme téléphonique4 dans lequel le chaman appelle ses esprits alliés en simulant explicitement un appel téléphonique par portable !

D… est un chaman shipibo, chanteur exceptionnel d’icaros, qui s’est attiré un certain succès auprès des Occidentaux, notamment grâce à des films. Leader de son peuple pour un temps, il a dû déchanter… Dans les sociétés autochtones, on n’accepte pas facilement qu’un individu, même grand guérisseur, se hisse si haut au-dessus des autres. La mort dans l’âme, il a dû quitter son peuple et s’installer à proximité d’une grande ville amazonienne. Là-bas, il a monté un Centre Spirituel qui ne reçoit que des Occidentaux en quête de soins ou d’enseignements chamaniques. On y accueille des gens pour quelques jours ou pour plusieurs mois, comme chez les bouddhistes. Il n’est pas le seul dans ce cas, car on dénombre près de 20 centres de ce type dans la région. La demande est forte, certains de ces centres ne désemplissent pas et les prix ont monté jusqu’à 100 dollars par jour. A ce sujet, Jeremy Narby déclarait dans le documentaire suisse « Chacun cherche son chaman » : Pourquoi faudrait-il interdire aux Indiens le droit de faire du business, puisque nous sommes dans un monde globalisé ? Bonne question !

Enfin, E… est un chaman capanahua perfumero, ayahuasquero et visionario. Peut-être parce que cela fait vingt ans qu’il n’est pas retourné sur le territoire de son peuple, il s’est senti sur le tard la vocation d’artiste peintre. Il expose ses visions du chamanisme amazonien dans les plus grandes villes d’Europe et des Etats-Unis. Peintures acryliques sur toile de ses enfants ou teintures végétales d’art naïf sur écorce d’arbre, il est apprécié pour le rêve exotique qu’il procure à bon nombre d’Occidentaux en quête d’un sens à leur vie.

A travers ces cinq exemples de chamans, on mesure combien l’engouement des Occidentaux pour le chamanisme a un impact sur les Indiens. Il est à la fois une aubaine (renforcement des pratiques chamaniques, source alternative de revenus permettant de préserver la forêt) et une pression de plus (jalousies, tensions communautaires, inégalités sociales, risque de folklorisation). Après s’être intéressé à ses terres, à son sous-sol et à ses plantes, il ne faudrait pas qu’une fois de plus, l’Homme Blanc en vienne à dépouiller les Indiens de la dernière chose qui leur reste : la culture. Eco ou Ethno-tourisme, tourisme solidaire, tourisme thérapeutique sont autant de qualificatifs nouveaux qui traduisent une demande forte de la part des Occidentaux à la recherche de l’authentique. Avec le temps, celle-ci prendra inéluctablement des formes artificielles et organisées en fonction des désirs occidentaux… L’ethnopiratage a déjà commencé !
Les nouveaux chamans autochtones sont donc partout et même jusque dans les cliniques privées nord-américaines cherchant à fournir un service de santé le plus global possible, c’est à dire prenant en compte le physique, le mental et aussi le spirituel. Ils n’hésitent pas à s’adapter à la demande même étrangère à leur société, parce que la tradition est pour eux quelque chose de vivant et sans frontière, une sorte de patrimoine de l’humanité qui ne demande qu’à s’exprimer dans le quotidien, partout. Avoir une attitude chamanique, c’est finalement croire et agir dans un monde étendu qui ne s’arrête pas à ce que nos sens détectent et notre mental rationnel construit. C’est un peu faire et défaire le monde, sans jamais manquer de racines… terriennes et historiques…

Lorsque l’on tombe dans le néochamanisme…

En fait, cette gradation précédemment décrite de pratiques chamaniques chaque fois plus orientées vers la demande occidentale pourrait se poursuivre dans les grandes villes sud-américaines pour finalement rejoindre nos contrées du Nord. Et de manière fort naturelle, ce sont les métis qui en constituent la passerelle :

F…. est un chaman métis équatorien qui a découvert sa vocation bien après ses études universitaires. Né dans un petit hameau andin, il a connu très jeune la vie trépidante de la capitale, lorsque sa famille est partie s’y installer. Ses études de sociologie auraient dû le guider vers une carrière plus conventionnelle, s’il avait pu faire taire en lui ses racines indiennes. Mais à l’inverse, elles l’ont tiraillé au point de le pousser à partir à la rencontre des chamans autochtones pour les interviewer. De ce voyage dans plusieurs pays, il en retire d’abord un livre, puis la certitude qu’il doit mettre en pratique ce qu’il a appris. Il monte alors un restaurant végétarien couplé à une école de chamanisme à Quito où il lui arrive de donner des soins. Quelques années après, de rencontre en rencontre, il se retrouve installé en France, marié à une française et organisant des séminaires de chamanisme andin à douze niveaux…

Nombreux sont les métis qui ont compris bien avant les Indiens que le chamanisme pouvait être une source de revenu intéressante. Parmi les plus inventifs, on citera Miguel Ruiz capable de ressusciter le chamanisme toltèque disparu bien avant l’arrivée de Cortès ou encore Aurélio Diaz, mexicain lui aussi, à l’origine d’une nouvelle congrégation religieuse : la confédération du condor et de l’aigle, dont le propos initial était d’unir toutes les cultures amérindiennes, mais qui dans les faits officie plutôt dans les capitales latino-américaines, lorsque ses représentants ne sont pas en voyage en Europe ou en Californie...

DVDAu bout de cette chaîne, il y a donc les nouveaux chamans d’Occident. Libres de toutes contraintes culturelles, ils ont multiplié les voies et les méthodes chamaniques. Par certains côtés, on pourrait penser qu’ils sont les cousins des chamans autochtones, tellement leurs paroles sont proches. Mais à y regarder de plus près, ils ne sont pas dans la même logique de continuité passé-présent que les autochtones, car pour eux, il s’agit d’organiser une rupture avec le paradigme du présent, de renier une partie du passé pour reconstruire une nouvelle… tradition. Suite à ces conditions particulières, ils ont par exemple développé un concept qui n’existe pas chez les autochtones : un chaman sommeille à l’intérieur de chacun d’entre nous ! Autrement dit, tout le monde est en capacité d’opérer cette rupture sociale tant espérée…

Voilà pourquoi le terme de « néo-chaman » me paraît plus adapté à tous ceux qui rejoignent le chamanisme, sans y être né dedans. Un peu comme les « néo-ruraux » qui partent s’installer à la campagne et se différencient des locaux par leurs étranges coutumes, il leur faudra du temps pour qu’enfin, on les traite un jour de chamans…


Bibliographie
1. On notera cependant quelques situations limites à cette classification, comme par exemple le chamanisme hongrois, coréen ou japonais resté implanté dans des sociétés (devenues) modernes, mais ayant une incidence sociale relativement faible, voire folklorique.
2. Lenclud Gérard, La tradition n’est plus ce qu’elle était…, Terrains 9, Octobre 1987, pp 110-123
3. De la même manière, un globe-trotter au Pérou me confiait être allé au fin fond de la forêt vierge à la rencontre des derniers chamans traditionnels et qu’à sa grande surprise, il s’était retrouvé à soigner quantité de patients, sans même pouvoir assister à une cérémonie chamanique "digne de ce nom", selon ses propres termes… Ce témoignage renforça en moi l’idée que nous vivons souvent en terre indienne ce que nous produisons.
4. Chaumeil Jean-Pierre, Voir, Savoir, Pouvoir, Ed. Georg, 2000

Livre La Chamane
                    du 5eme Age
Pour aller plus loin :

Aux Editions Alphée :

" La Chamane du Cinquième Age "
" Les chamans, hier et aujourd'hui "


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